mercredi 22 avril 2015

Un Européen peut-il comprendre "American sniper"?

Bonjour à tous

Sorti le 18 février en France, American sniper est donc devenu le film de Clint Eastwood qui aura fait le meilleur résultat au box office tant aux USA qu'en Europe, y compris en France. Et pourtant, l'œuvre du maître américain comporte bien des films marquants dont certains oscarisés. L'homme des hautes plaines, Josey Wales hors la loi, Impitoyable mais encore Sudden impact, Sur la route de Madison, Un monde parfait, Million dollar baby ou Gran Torino sont quelques uns des films majeurs du cinéaste. Et pourtant, aucun de ces films n'a fait mieux que American sniper. Et aucun n'a rencontré une critique aussi partagée que lui. Chef-d'œuvre pour certains, film limite fasciste pour les plus réfractaires.
Le film d'Eastwood a néanmoins des qualités indéniables, reconnues par ceux qui en dénoncent les élans ultra-patriotiques.
Mais American sniper l'est-il autant que cela? Pour certains Français, sans aucun doute. Mais ce film s'adresse-t-il à eux?

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Des valeurs américaines traditionnelles mises en avant
Ce qui est certain, dès le début du film, c'est l'apologie d'un modèle familial américain reposant sur la transmission de valeurs conservatrices qui peuvent plaire autant aux Républicains qu'aux démocrates. Le personnage principal vit dans une famille dont le chef est assurément le père qui inculque à ses garçons les principes de l'auto-défense selon des critères relevant de la morale religieuse définissant le Bien et le Mal. Il n'y a pas de référence à la loi quand il demande à son fils Chris (interprété adulte par un immense Bradley Cooper) s'il a frappé un garçon pour défendre son frère mais bien l'idée de légitimer son acte si et seulement s'il fut fait dans un acte de protection. Et la famille reste une base fondamentale lorsque la femme de Chris lui demande de rester avec elle aux USA pour la protéger, elle et ses enfants, plutôt que de partir en Irak.
C'est encore l'acceptation de l'autorité des institutions qui est soutenue dans le film notamment lorsque Chris décide d'intégrer le corps militaire des SEALS, jusqu'à en subir, lui et les autres recrues, les brimades et entraînement sadiques des formateurs. Cette acceptation, ici spectaculaire, n'est possible que parce que l'on met son destin individuel sous l'autorité d'une institution dont on reconnaît la légitimité et la nécessité. De ce point de vue là, nous ne sommes pas loin des films de Ford (Le sergent noir) voire de Capra (Mr Smith au Sénat).
C'est enfin les valeurs de Liberté du peuple américain que Eastwood proclame dans le film, celles qui permettraient à chacun de vivre dans un territoire sans contraintes, notamment pour vivre sa foi ou se déplacer.

La responsabilité individuelle
Si les valeurs défendues sont des vertus, Eastwood n'est cependant pas dupe de la limite de leur défense dans le film. Chris est un idéaliste qui accepte sans esprit critique le code moral de son père: les hommes seraient soit des loups, soit des agneaux, soit des chiens de berger. Il se range dans cette catégorie et rien ne pourra l'en éloigner. Pas même sa femme qu'il aime pourtant de manière on ne peut plus sincère. Si bien qu'en devenant sniper des Seals, marines, éliminant des ennemis en leur tirant dessus au fusil, Chris se retrouve confronté de plus en plus souvent à des questions de responsabilité individuelle. Analyse-t-il bien une situation? Doit-il tuer cette femme et cet enfant qui constitueraient une menace pour les troupes américaines à proximité? S'il tire et qu'il s'avère que ce fut une erreur, comment pourra-t-il le gérer? Au fur et à mesure que Chris devient une "Légende" de par ses talents de sniper, évitant à de nombreux soldats américains de se faire tuer, Chris se retrouve confronté à ces interrogations morales. Évacuer cela, c'est se déshumaniser. Être guidé par elles, c'est prendre le risque de ne plus être efficace dans la mission qui lui est assignée, qu'il s'est lui même assignée.

Cette responsabilité individuelle est au cœur du film. Doit-il choisir sa famille plutôt que ce qu'il pense être de son devoir, celui de défendre sa patrie? Peut-il accepter d'être reconnu comme un héros par les autres soldats quand lui ne conçoit sa tâche que comme une mission collective? Est-il obligatoire de risquer sa propre vie pour protéger ses compatriotes, pour éliminer un chef ennemi, pour éliminer un autre sniper?
Le problème est aussi celui de la conséquence du choix fait par Chris. Si son départ, et ses nombreuses missions en Irak par la suite, influent sur sa vie de famille et sa relation avec sa femme, elle entraîne aussi d'autres dommages collatéraux. Ainsi son frère intègre l'armée et on comprend que cela ressemble davantage à une nécessité pour lui afin de ne pas passer pour le lâche de la famille plutôt qu'à une véritable volonté personnelle.

Un point de vue du combattant
Ces questions se posent de fait autant au personnage qu'à son entourage et qu'aux spectateurs eux-mêmes. Pourtant, pas sûr que tous les spectateurs prennent en compte ces questions car leur point de vue est déjà fait. La guerre en Irak est une guerre sale, inutile et mensongère. Mais ce positionnement est celui qui dénonce une intervention militaire décidée par le gouvernement américain. Un gouvernement qui désigne l'Axe du Mal. Le point de vue de Eastwood est différent. L'ennemi n'est jamais dénoncé pour ce qu'il serait. Pas d'anti-islamisme primaire. Pas de dénonciation de l'autre à l'emporte-pièce. Pas de point de vue gouvernemental. Juste le fait que Chris nous est montré dans une guerre qu'il croit juste, devant affronter par exemple un chef barbare prêt à torturer un enfant à la perceuse, mais aussi des femmes et enfants prêts à se sacrifier pour une cause qu'il ne comprend pas. Qu'il ne peut pas comprendre. Et Eastwood n'épargne pas non plus les interventions américaines. Car loin d'être un film patriotique comme avait pu l'être Les bérets verts de John Wayne en 1968, American sniper dénonce également les entrées fracassantes dans les maisons des Irakiens, pouvant molester femmes et enfants pour vérifier s'ils ne seraient pas des combattants. Parfois ils ne le sont pas, parfois ils le sont. Mais il n'y a pas de gentils Américains servant la soupe et soignant les enfants comme dans le film de John Wayne. Au contraire, ce sont des soldats qui sont sans cesse sous le feu des ennemis,  fuyant parfois devant des habitants en colère. Il n'y a pas vraiment d'empathie pour ces troupes déployées. Et les Américains semblent bien être non des libérateurs mais une force d'occupation dont on ne comprend pas vraiment la mission. Et eux non plus.


Les Américains en guerre: une réalité dans le film (Attention: révélations de la fin du film dans cette partie)
Mais ce qui frappe le plus dans le film d'Eastwood, ce sont donc bien les éléments d'incompréhension des Américains face à ce qui leur arrive. Chris nous est présenté comme un Américain qui ne sort pas de son Texas et qui est un cow-boy pratiquant le rodéo. Le monde ne l'intéresse pas vraiment. Soudain, un attentat perpétré contre l'ambassade américaine de Nairobi en 1998 lui révèle que les USA sont impliqués en dehors des ses frontières et qu'il y a des ennemis à son pays dans lequel il croit tant. Cela le convainc à s'engager chez les SEALS. C'est ensuite l'attaque du 11 septembre 2001 qui lui fait prendre conscience que le territoire américain lui-même est devenu une cible et qu'il faut donc le défendre. Et il en a les capacités. Pas tout seul. Mais avec l'armée. Ce n'est pas un film de super-héros.
Ce que Eastwood met en place, c'est l'utilisation d'images d'archives, celles des attentats, vues à la télévision, et qui permet de comprendre le choc subi par les Américains, cette stupéfaction, ce sentiment d'horreur et de déclaration de guerre contre eux. Eux les Américains du fond du Taxas qui n'avaient peut-être jamais entendu parler de Ben Laden ou d'Al Qaida. Par ce procédé, le cinéaste ancre son film dans le réel, plonge le spectateur au-delà de la fiction.
Ce procédé est utilisé d'autres fois, et notamment à la fin, avec des images d'archives évoquant Chris Kyle. Car le héros d'Eastwood n'est pas un personnage de fiction. Et en montrant comment les USA ont rendu hommage après son assassinat, en insistant aussi sur la reconnaissance spontanée des vétérans ou d'autres Américains manifestée lors du transfert solennel et officiel du cercueil vers le cimetière, le grand Clint permet de comprendre combien les Américains se sont sentis, et se sentent encore menacés. Que ce soit vrai ou pas. Qu'ils en soient les responsables ou pas.

Sniper syrien combattant en Irak
et ancien champion olympique de tir
ATTENTION, révélation à la fin de ce paragraphe
Le sujet du film n'est pas là. Il est dans cette incompréhension d'un monde qu'ils ont cru avoir dominé puis façonné et qui pourtant leur résiste. Dans cette incompréhension que leurs ennemis sont à la fois intégrés dans le monde et le rejette tout autant. Ainsi, dans deux plans successifs, on voit la photographie du sniper d'élite que Chris essaye d'éliminer et qui rappelle qu'il fut champion olympique de tir. Puis, le plan suivant, ce même sniper court sur les toits de la ville couverts de paraboles. Il est donc un homme qui a participé à un événement mondial et qui évolue dans une ville dont les habitants sont en connexion satellitaire avec le monde. Les Américains affrontent ainsi un ennemi qui n'est pas forcément renfermé sur lui, qui peut s'ouvrir au monde jusqu'à participer à des événements planétaires mais qui refuse que ce monde soit régi par les seuls Américains. Or pour les Américains, la mondialisation ressemble assez à une américanisation, qu'elle soit par l'adoption d'une économie libérale, suivie de fait par l'implantation des multinationales américaines, ou par l'adoption d'un modèle de société standardisé, lui aussi calqué sur celui de la consommation "à l'américaine" teinté de morale judéo-chrétienne. Or ce que Chris, et avec lui, ses compagnons découvrent, c'est un monde qui refuse ce modèle jusqu'à vouloir détruire ceux qui le représentent ou ceux qui le soutiennent. Et cette incompréhension est à son paroxysme quand la partie fiction du film se termine par un carton évoquant l'assassinat de Chris par... un vétéran venu chercher de l'aide auprès de "La légende".


American sniper n'est peut-être pas le plus grand film de Clint Eastwood. Mais son succès correspond justement à une certaine perception des Américains de ce qu'ils ont vécu depuis 2001. Une hyperpuissance confrontée à un ennemi qu'ils ne comprennent pas, dont ils comprennent d'autant moins les revendications qu'ils profitent de ce que la mondialisation peut offrir pour s'en prendre aux USA et à leurs alliés. Le film n'est pas l'apologie de la guerre, bien au contraire, puisqu'elle est montrée dans toute son horreur et son incompréhensibilité. L'ambiguïté du propos tient au fait que jamais les USA ne sont véritablement mis en accusation parce que le point de vue est celui d'un soldat, qui plus est, un héros reconnu par son surnom: "La légende". Cette ambiguïté est renforcée par la séquence finale faite d'archives et présentant les vraies images de Chris Kyle. Cette ambiguïté n'est perçue que pour certains Français. Elle ne l'est pas pour bon nombre d'Américains. Eastwood ne soutient pas la guerre en Irak, il soutient ceux qui sont allés la faire au nom de valeurs qu'ils estimaient juste. Tout comme Gregory Peck s'opposait à la guerre au Vietnam tout en étant fier que son fils se soit engagé pour la faire. Cette contradiction tient à la foi dans leur pays et non dans le gouvernement du pays. Les USA sont plus forts que ceux qui les dirigent. Et ce n'est pas anodin que de lire Michael Cimino dans sa première interview depuis des années présenter American sniper sur le conflit irakien comme le pendant de Voyage au bout de l'enfer (The deer hunter) au sujet de la guerre du Vietnam (voir cette interview en anglais). Tout comme Cimino qui concluait son chef-d'œuvre par "God bless America", créant un trouble chez certains spectateurs français soupçonnant le film d'être finalement plus belliciste que ce que le film ne le suggérait, l'épilogue d'Eastwood sous-entendrait un soutien à la guerre. Cela contredirait totalement son film qui ne le justifie jamais autrement que par le regard d'Américains s'étant légitimement sentis attaqués un 11 septembre 2001 et donc en danger. Les critiques de certains films sont toujours prévisibles car ils réclament toujours le film qu'ils auraient aimé voir plutôt que de comprendre le film qu'ils ont vu.


À bientôt
Lionel Lacour

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