mercredi 10 décembre 2014

Charlot soldat: la contribution de Chaplin à l'effort de guerre

Bonjour à tous,

En 1918, Chaplin réalise Shoulder arms traduit en français par Charlot soldat. Sorti le 20 octobre 1918, le film ne servira donc que très peu pour l'effort de guerre puisque l'armistice allait être proclamée 3 semaines plus tard. Pourtant, Charlot soldat n'en marque pas moins un vrai effort de la part de son réalisateur pour soutenir les troupes américaines, et au-delà, les troupes alliées, pendant le conflit qui les opposait à l'Allemagne notamment.
Il faut dire que Chaplin ne fut pas ménagé par certains, lui reprochant de s'enrichir tandis que d'autres combattaient. Peu importe qu'il ait été jugé trop chétif pour être enrôlé, qu'il donne de son temps et de sa personne pour une tournée de un mois aux USA afin de récolter des fonds par l'achat d'obligations pour financer la guerre auprès des Américains. De même, l'ambassadeur britannique aux USA pouvait bien affirmer que Chaplin servait davantage la cause alliée en gagnant beaucoup d'argent et donc en payant des impôts et en achetant ces mêmes obligations, une bonne partie ne voyait dans le comédien que celui qui avait obtenu un contrat d'un million de dollars, une somme considérable pour l'époque, pour la réalisation de 8 films pour la First National, la société de production avec laquelle il était désormais lié.
C'est ainsi que Chaplin réalisa Charlot soldat afin de soutenir l'effort de guerre, quitte à risquer de choquer en utilisant la comédie pour évoquer une guerre particulièrement sauvage et meurtrière.



I.                 Un film de commande? Les éléments de la propagande

Dès le début du film, Chaplin propose donc des séquences mêlant à la fois le thème et le genre. Le thème est la guerre et cela passe par l'instruction au combat afin de préparer les recrues aux batailles à venir. Le genre est la comédie, avec le personnage joué par Chaplin lui-même que tous les spectateurs reconnaissent évidemment. Il ressemble au vagabond: moustache, dégaine. Mais il est une recrue parmi les autres, à ceci près que sa démarche caractéristique l'empêche de bien marcher au pas. Après un maniement d'armes difficiles, c'est donc dans les déplacements des troupes que Chaplin fait rire les spectateurs. Ces premiers gags ne sont pas anodins. Chacun d'eux dans cette première séquence donne une information liée à la guerre. S'y préparer, s'est savoir se servir des armes, apprendre à respecter son rang lors des déplacements, c'est savoir obéir au supérieur.

De fait, Charlot soldat n'est pas l'histoire ordinaire de son personnage fétiche. Il s'agit bien d'évoquer la guerre par le prisme d'un combattant ordinaire. Si bien que Chaplin manie l'ellipse brutale qui conduit son héros du camp d'entraînement à la tranchée. Désormais, le héros, désigné par son matricule... n°13 (!), est paré pour le combat avec un paquetage volumineux. La tranchée (construite dans les studios qui ont été mis à disposition par la société de production) est particulièrement réaliste: étayage, sacs de sable pour se protéger, planches au sol pour limiter la boue... Et dans cette réplique de tranchée, les soldats évoluent tels que l'imagine Chaplin.
À nouveau, les gags servent de filtre pour évoquer la réalité de la guerre, sans pour autant la moquer ou la tourner en dérision. N°13 se promène avec une tapette à souris sur son ventre, c'est pour mieux signifier que les tranchées sont infestées de rongeurs. Quand il accroche une rappe à fromage sur le montant de ce qui lui servira de chambre, creusée sous la tranchée, cela implique que le soldat doit à la fois apporter ses ustensiles pour manger, mais, en se frottant le dos contre cette même rappe, il indique qu'en plus des rats, les soldats doivent affronter aussi les parasites comme les puces ou les poux.
Par la maîtrise du langage cinématographique balbutiant encore, Chaplin permet de dédramatiser la guerre sans en effacer la dure réalité. Si son personnage est au premier plan, livrant des moments de fantaisie, l'arrière plan est toujours plus sérieux, des soldats se préparant au combat aux obus éclatant à proximité de la tranchée. La maîtrise de ce discours cinématographique lui sert notamment aussi lorsqu'il s'agit de désigner l'ennemi. Quand celui-ci apparaît pour la première fois à l'écran, il est Les croix de bois en 1931 ou Stanley Kubrick dans Les sentiers de la gloire cf. mon article à ce sujet Les sentiers de la gloire: un travestissement de l'Histoire?).
d'abord accompagné par une musique plus martiale, plus grave. Ensuite, les soldats allemands ressemblent à des géants tandis que leur supérieur est un être à la fois petit, nerveux et brutal, n'hésitant pas à martyriser les grands nigauds qui apparaissent finalement peu antipathiques et davantage contraints à se battre que des ennemis barbares. Ce qui n'est pas le cas de leur chef! Quant à leur positionnement dans la tranchée, Chaplin utilise l'écran comme une carte de géographie avec le nord pointé en haut. Les Américains attaquent de la gauche vers la droite, donc de l'Ouest vers l'Est, et les Allemands de la droite vers la gauche, soit de l'Est vers l'Ouest. Par ce choix de mise en scène, les spectateurs savent automatiquement qui sont les gentils des méchants, puisque le positionnement des belligérants à l'écran respecte la réalité géographique (changer cette représentation brouille de fait les message, comme a pu le faire Raymond Bernard dans
C'est aussi dans les relations entre les soldats et les officiers que le message de Chaplin propose une interprétation des idéologies des deux camps. Le soldat américain, bien qu'encadré, est montré finalement comme plus libre de ses mouvements, avec une certaine capacité d'improvisation, une autonomie et une certaine reconnaissance - mesurée - de la part de ses supérieurs. Les Américains font prisonniers leurs ennemis. Au contraire, les Allemands vus par Chaplin sont décrits comme étant organisés de manière très hiérarchisée, le chef étant omnipotent, les soldats beaucoup plus soumis. Et surtout, les Américains faits prisonniers sont mis immédiatement sur un poteau d'exécution. 

À première lecture, Charlot soldat ressemble donc à s'y méprendre à une œuvre de commande, mettant en place une grammaire cinématographique de propagande efficace valorisant l'idéal américain ou occidental et dénonçant l'autoritarisme et le côté brutal du Reich. Mais derrière ce discours de soutien, Chaplin en profite pour aller plus loin que le simple récit opposant deux conceptions de société, de pouvoir.

II.               La guerre : derrière l’humour, la réalité

En moins d'une heure, le réalisateur brosse un état des lieux de la guerre sans en esquiver les dures réalités, mais en les parant de son humour.
C'est d'abord une vision de la vie dans les tranchées. Comme dit plus haut, chaque gag masque une situation réelle. Ainsi, lors de la distribution de courrier venant de l'Arrière, n°13 ne reçoit rien tandis que ses compagnons récupèrent des lettres ou des colis de nourriture. N°13 lit alors le courrier d'un des soldats derrière son épaule. En réagissant simultanément à ce qui est écrit, c'est à la fois drôle (puisque cette lettre ne lui est pas destinée!) et on comprend le fait que lire des nouvelles de ce qui se passe ailleurs qu'au front est un soutien inestimable. La réaction énervée du soldat à l'égard de n°13 témoigne aussi du manque d'intimité des troupes dans les tranchées.





 Quand le héros reçoit enfin des colis alimentaires, ceux-ci sont périmés. Dans un triple gag, Chaplin arrive à donner en rafale plusieurs informations. C'est d'abord la réception d'un camembert très odoriférant, preuve de la durée de livraison des colis. Sa réaction spontanée est de se protéger d'un masque à gaz, démonstration de l'utilisation des gaz pendant la guerre pour détruire les troupes ennemies. Enfin, quand il lance le dit camembert pour s'en débarrasser en direction de l'Est, le petit chef teigneux allemand le reçoit en pleine figure, preuve de l'extrême proximité des tranchées ennemies!








Cet état de fait apparaît plus tard quand n°13 décide d'ouvrir une bouteille de vin alors qu'il n'a pas de tire-bouchons. En levant la bouteille au-dessus du niveau de la tranchée, il provoque le tir automatique des ennemis dont une balle casse le goulot, permettant alors de servir le vin!
Cette vie dans les tranchées est aussi marquée par l'extrême humidité. Chaplin développe jusqu'à l'absurde cette condition de survie en inondant la "chambre troglodyte" dans laquelle doivent dormir plusieurs soldats. Une succession de gags absurdes permet de voir dans quel situation inconfortable se trouvent les soldats pendant la guerre, devant affronter le climat, les parasites et la promiscuité autant que l'ennemi à attaquer.



Car Chaplin n'en oublie pas l'objet de cette concentration de soldat dans la tranchée. Leur présence est liée à la nécessité de combattre les Allemands. C'est d'abord une attaque de tranchée marquée par une attente longue. Le temps semble important. L'officier regarde sa montre pour attaquer à une heure précise, celle du déclenchement de l'artillerie. N°13 réagit soit par courage, puis peur, superstition, héroïsme, patriotisme ou encore par obligation. L'attaque est montrée comme soudaine et extrêmement dangereuse, n°13 grimpant à l'échelle en premier puis en redescendant quand il se rend compte que ceux d'en face, forcément très près d'eux, ripostent déjà!
Une autre séquence montre que l'attaque de l'ennemi peut se faire de tranchée à tranchée par tir de fusil. Là encore, Chaplin montre par un gag l'extrême mortalité de ce conflit. Tirant vers la droite (l'Est), protégé par les sacs de sable, n°13 marque par un trait de craie chaque ennemi tué. Or en quelques secondes, il trace plusieurs marques, preuve encore de l'aspect sanglant de cette guerre.
C'est enfin l'attaque au-delà des tranchées ennemies que Chaplin montre, avec des missions annoncées comme suicidaire mais nécessaire pour le sort de la guerre. C'est bien le caractère sacrificiel que le réalisateur veut présenter aux spectateurs avec des soldats envoyés à une mort certaine. 
Chaplin use encore du gag pour décrire les subterfuges utilisés par les soldats pour s'introduire dans le camp ennemi. Si n°13 est drôle déguisé en arbre, son compagnon est lui dans un registre plus sérieux. Arrêté alors qu'il se cache et communique des informations à son état-major par télégraphe, son arrestation n'a rien de comique. Mais Chaplin réussit à faire se téléscoper le sort des deux soldats américains, aboutissant à une évasion comique des deux larrons.

Chaplin insiste enfin sur l'effet de la guerre sur l'environnement humain. En se réfugiant dans une maison, le spectateur réalise alors combien les bombardements sont destructeurs. Toujours par les gags, n'°13 détourne l'attention d'un triste constat. Se cachant dans une maison, celle-ci est éventrée de part en part et les murs et cloisons ont presque tous disparus si bien que les portes et fenêtres ne semblent plus servir à grand chose. Pourtant n°13 les ouvre et les ferme comme si elles le protégeaient effectivement! Il en va de même pour les soldats allemands à sa poursuite. Derrière ces gags, c'est bien la destruction massive des villes et maisons provoquée par les bombardements que Chaplin évoque dans cette séquence. Cette déshumanisation du territoire par la destruction du bâti rend tout aussi terrible la guerre puisque ce sont les hommes et femmes qui y vivaient qui en sont victimes, soit par leur mort, soit par leur départ forcé.


III.             Un vrai film de Chaplin

En s'appesantissant sur la réalité territoriale de la guerre et par la destruction des villes, Chaplin rappelle quel réalisateur il a toujours été. En fait dès le début du film, Chaplin propose de nuancer sa vision de la guerre, refusant le manichéisme.
Par exemple, tous les Allemands ne sont pas ses ennemis. Lorsque le héros réussit à "encercler" la tranchée et fait prisonnier les soldats allemands, il ne les traite pas avec violence mais leur propose au contraire des cigarettes. Ce geste correspond à la prise en compte par n°13 du fait que ces soldats font la même guerre que ceux des tranchées alliées et qu'ils sont eux aussi des gens du peuple. Seul le chef refuse avec morgue cette cigarette qui lui est aussi offerte. La violence de n°13 est alors comique mais réelle.

Pour Chaplin, une histoire humaine est aussi une histoire d'amour. Et l'apparition d'une fille française (Edna Purviance) vient comme une sorte de respiration dans ce film jusqu'alors intégralement concentré sur la guerre. Évidemment, Chaplin crée une romance entre son personnage et cette française. Et le réalisateur de montrer que la guerre, c'est aussi la découverte de l'autre, la force des sentiments parfois violents au-delà des mots (King Vidor, dans La grande parade, développera une histoire d'amour similaire entre un soldat américain et une française). Mais rapidement, l'histoire de cœur va coïncider à un autre fait de guerre. Les deux tourtereaux sont faits prisonniers. Loin d'être une potiche, le jeune femme va participer à leur évasion et à la capture du Kaiser (rien que ça!). En apportant ce personnage féminin, inutile en soi dans la narration, Chaplin touche d'autres spectateurs mais aussi d'autres émotions. Le message est extrêmement humaniste. La guerre n'est pas seulement l'affrontement entre des nations ennemies, c'est aussi l'occasion de faire valoir son idéologie. Et celle qui anime Chaplin est manifestement une idéologie non nationaliste. Son comportement avec les soldats allemands faits prisonniers en atteste. Son histoire d'amour avec une française le confirme. C'est une vision extrêmement romantique, mais au sens originel du terme. Le héros de Charlot soldat est un personnage prêt à mourir pour qu'on puisse continuer à aimer qui bon nous semble.

Mais c'est surtout dans la séquence de fin que le message de Chaplin se cristallise. En faisant prisonnier l'empereur. Cet acte héroïque est célébré comme il se doit par les troupes américaines. L'empereur se voit "amputé" d'une médaille qui est aussitôt donnée à un soldat américain. Symboliquement, ce n'est pas tant l'empereur qui est déchu, c'est plutôt l'idée que l'idée d'une hiérarchie entre les hommes n'a pas lieu d'être, avec un soldat américain pouvant être l'égal d'un dirigeant d'un pays.
Surtout, Chaplin insiste sur une notion toute américaine. La caractéristique de ce pays est souvent présentée comme individualiste. Or, ce que rappelle Chaplin est que cet individualisme se fait dans le cadre du sentiment d'appartenance à une communauté, celle américaine. Il y rajoute un élément important. Le film n'est pas l'apologie du pacifisme car il montre que, parfois, hélas, la guerre est nécessaire. Mais en éliminant, par la capture et non par la mort, le chef du camp ennemi, son héros met fin à la guerre. D'où son
carton (presque) final "Paix sur la Terre aux hommes de bonne volonté"!
Un "twist" que je ne révélerai pas ici conclut le film et vient confirmer cet espoir de Chaplin dans une fin de guerre proche. Cette séquence peut être comprise de deux manières: patriotique, avec la nécessité d'envoyer des soldats pour mettre fin à la guerre; pacifiste, avec la nécessité de préserver ses forces vives plutôt que de les envoyer vers le cauchemar d'une guerre qui n'est drôle qu'en apparence et dans le film, mais qui est destructrice et meurtrière, comme le montre aussi le film!



Sorti le 20 octobre 1918, Chaplin ne pensait certainement pas que son appel à la paix allait si vite aboutir! Extrêmement bien reçu par la critique et le public à sa sortie, c'est surtout l'appréciation positive de son film par les vétérans qui allait toucher Chaplin. Charlot soldat va être considéré pendant plusieurs années comme le meilleur film de son réalisateur. Celui-ci reviendra à la Première guerre mondiale en 1940 dans Le dictateur. Si le film évoque la prise de pouvoir d'un ersatz de Hitler (Hynkel) dans un pays imaginaire (la Tomainie), il commence par des séquences renvoyant à la Grande guerre. Son personnage de n°13 était américain. Mais on le retrouve presque à l'identique en 1940 mais du côté adverse. Mais son idéal n'a en rien changé. Le discours final du Dictateur prononcé par le héros, sorte de n°13 bis et sosie de Hynkel, ne dit pas grand chose de différent du carton final de Charlot soldat. Sauf que ce dernier annonçait la fin d'une guerre, alors que Le dictateur n'a pu empêcher la seconde guerre mondiale. 

À bientôt
Lionel Lacour

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