lundi 27 octobre 2014

"Geronimo": "West Side Story" selon Gatlif

Bonjour à tous,

le mercredi 15 octobre 2014 est sorti le nouveau film de Tony Gatlif, distribué par les films du Losange et co-produit notamment par Rhône-Alpes Cinéma. Ceux qui aiment le style de Gatlif ne seront pas déçus. Puissance des images, mise en scène nerveuse, liberté avec la grammaire cinématographique, notamment dans les raccords ou les échelles de cadre, légèreté de la caméra dans certaines séquences. Pourtant, le cinéphile y retrouvera aussi du cinéma plus académique avec des séquences rythmées, des plans particulièrement soignés créant des vrais grands moments de cinéma.
Si on peut regretter que le scénario pèche dans l'utilisation des seconds, troisièmes ou quatrièmes rôles qui auraient pu donner encore plus d'épaisseur et à l'histoire, et au personnage principal, il faut néanmoins apprécier une approche finalement assez rare dans le cinéma français des confrontations des communautés des banlieues françaises. D'une certaine manière, Gatlif propose un West side story à la française. Il était temps!

Bande annonce:





West side story plus que La haine
Quand Mathieu Kassovitz réalise La haine, le sujet tourne bien évidemment autour de la banlieue, de la situation sociale difficile, des difficultés d'intégration de la jeunesse issue de l'immigration, mais c'est surtout une confrontation entre un espace relégué de la République et celui de la ville, bénéficiant des bienfaits de la société et protégée par les institutions, qu'elles soient policières ou journalistiques. Gatlif évacue quasiment cette situation. La police est absente de son film. Et les institutions ne sont représentées que par Geronimo, dont on apprend qu'elle est éducatrice, donc employée de la ville ou d'une association, et par les pompiers dont on n'aperçoit que les attributs les représentant: masque à oxygène, brancard, ...
En ce sens déjà, le film se rapproche de celui réalisé par Robert Wise en 1961. La similitude est plus frappante encore dans l'opposition signifiée dès le début du film par cette jeune fille de 16 ans, Nil, issue d'une famille turque qui court en robe de mariée pour refuser un mariage forcé et rejoindre l'homme qu'elle aime, un chrétien gitan d'Espagne, Lucky. Les Jets et les Sharks ont déménagé dans le Sud de la France et ont changé d'origines. Mais comme Tony et Maria dans la comédie musicale américaine, Lucky et Nil sont d'origine étrangère, subissant une discrimination sociale mais manifestement plus forte chez la famille de Nil car d'origine musulmane. La subtilité de Gatlif est de créer d'abord de l'empathie pour la famille de Lucky qui lui permet de se protéger de celle de Nil, et notamment de son frère Fazil, contre une vengeance conduisant inexorablement à un crime d'honneur puisqu'elle a humilié l'homme qu'elle devait épouser. Et avec lui sa propre famille. Dans une première séquence de danse, Gatlif fait s'affronter sur des rythmes contemporains les hommes et les femmes des deux bandes, se défiant par de la danse mêlant hip hop et flamenco. Nous ne sommes plus seulement dans l'allusion. La référence est trop nette avec West side story pour ne pas y voir l'interprétation du réalisateur de ce monument cinématographique. Clairement, Gatlif fait de son film une variation du chef-d'œuvre américain et pas une nième adaptation de Roméo et Juliette.

Les marges du cinéma de Gatlif
Ce que sait filmer et raconter ce réalisateur, ce sont les personnages et les espaces en marge de la société. Les communautés bien sûr, mais aussi ceux qui vivent en dehors de toute identification communautaire ethnique ou religieuse. Les paumés, les laissés pour compte et en premier lieu la jeunesse du monde urbain. Singulièrement, et plus encore que dans West side story, l'ordre public est quasi absent du film alors même que les quartiers présentés sont minés par différents trafics, que ce soit la drogue ou les armes.
Ceux en marge subissent toutes les violences. Et Géronimo, éducatrice bien abandonnée, n'échappe pas à cette donnée essentielle. Si elle doit frapper, elle frappe, pour se faire respecter. Une telle approche peut choquer, surtout à une époque où la non violence règne en maître dans les débats intellectuels sur l'éducation dans les quartiers difficiles. Gatlif n'a pas ses précautions. Il sait qu'entre les principes, louables et évidents d'une éducation par les mots, et la pratique qui impose de se faire respecter parfois par les moyens les plus brutaux, les éducateurs n'ont pas eux le choix.
Les mots ne sont pas oubliés pour autant. Géronimo interpelle, essaye de raisonner les amoureux, le frère et tous ceux qui sont prêts à en découdre pour une question d'honneur mal placé. Pourtant, ces mots sont inaudibles et elle doit subir une violence proche du viol quand elle est jugée par certains comme dépassant ses prérogatives ou comme les ayant trahi, c'est-à-dire s'étant interposée entre les deux communautés.
Aux interventions de Géronimo, pacifistes, apaisantes répond en écho celle des anciens, Turcs ayant migré en France il y a des décennies et ayant abandonné chez eux des traditions dont on devine qu'ils les jugent obsolètes, archaïques. La fulgurance de Gatlif est de justement accompagner ce retour aux traditions de la part de jeunes étant coupés de leurs origines. Fazil est d'ailleurs doublement en rupture puisqu'il a perdu son "père - repère". Sans boussole culturelle et d'autorité, il se réapproprie une tradition que les anciens refusent désormais. Il s'instaure chef de famille et tuteur de sa sœur alors même qu'il n'est pas l'aîné. Sa violence est consubstantielle à son déracinement culturel, à sa marginalisation dans la société. Se cristalliser autour d'une supposée culture ancestrale donne du sens à son existence et une place dans cette société. Quitte à en exclure tous ceux qui ne le suivent pas, quitte à affronter ceux qui s'interposent à cette organisation archaïque des communautés.
Kémal, frère de Fazil et Géronimo l'éducatrice sont les seuls éléments qui viennent contrecarrer les décisions de Fazil, mais au prix d'une montée en violence inéluctable. Celle-ci est filmée dans un espace ressemblant davantage à une zone de guerre comme on peut en voir dans les actualités présentant les conflits en Syrie ou autrefois en Yougoslavie. Cette "guerre" est urbaine, implique des civils et des enfants. Elle est nourrie par les trafics d'armes internes à la zone de conflit. Cette guérilla mêle toutes les causes: litige entre communauté, provocation, sur-investissement émotionnel dans ce que l'on croit être  l'honneur d'un peuple ou d'une religion. La Croix Rouge représentée par Géronimo ne sert à rien. Et si elle réussit à renouer le contact avec Fazil jusqu'à l'apaiser, elle commet l'irréparable par les mots, parce qu'elle n'a pas saisi ce qui relevait pour lui du sacré absolu: son père.


Gatlif réalise donc un film plein de souffle, de tensions entre communautés vivant en France, finalement extrêmement absente du récit. Cette absence n'est pas un oubli mais correspond de fait à une réalité ressentie par les protagonistes et qui se concrétise à l'écran. Le réalisateur réussit certaines séquences splendides, oniriques mais aussi saisit à merveille ces individus qui se rassemblent pour former ce qu'ils croient une communauté, fantasmant une culture et des traditions archaïques mais qui constituent un élément identitaire fort à défaut de se sentir pleinement membre de la société dans laquelle ils évoluent.
On peut cependant regretter que le scénario manque de précision quant au point de vue suivi, abandonnant parfois Géronimo au passage, qui elle-même se retrouve une bonne partie du film "sans mission fixe", les enfants dont elle a la charge apparaissant ou disparaissant au bon vouloir de Tony Gatlif et pour les seuls besoins de l'avancée de l'action. C'est dommage car il y avait tous les ingrédients réaliser une vraie fresque urbaine à la française, avec tous les enjeux de société qui accompagnent ces populations en marge de la ville. À défaut, Gatlif aura donné de belles idées, comme ce débat autour d'un graph mené par des jeunes du quartier.


À bientôt
Lionel Lacour

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