samedi 13 septembre 2014

"Seconds" de J. Frankenheimer: la philosophie postmoderne à l'écran!

Bonjour à tous,

cette année, Marc Olry a encore frappé fort en distribuant cette pépite de 1966 pour sa société de distribution LOST qui porte décidément bien son nom puisqu'il propose de remettre à l'écran des œuvres ayant disparu de notre paysage de spectateurs non pour leur piètre qualité mais parce que l'accueil initial des films a parfois conduit à ne pas conserver ou entretenir les copies. Seconds est donc de ce tonneau là. Une œuvre oublié d'un cinéaste connu pour des films d'action, et qui allait réaliser un film hallucinant d'audace à la fois esthétique, de traitement et surtout de sujet.
Pour tous ceux qui n'ont pas encore vu ce film, je révélerai quelques informations qui pourraient vous gâcher le plaisir de la découverte. Je vous propose donc une analyse en deux points où seul le premier pourra être lu par les spectateurs qui n'ont pas encore la chance d'avoir vu ce film.

Bande Annonce

1. Un film qui annonce la révolution culturelle occidentale
Très curieusement, c'est par le Noir et Blanc que Frankenheimer va produire un film d'une extrême modernité. Dès le générique réalisé par Saul Bass, le ton est donné. La musique de Jerry Goldsmith est extrêmement dissonante et expérimentale et les images se concentrent sur des morceaux de visage qui se déforment. On est loin des canons des génériques classiques et même si Saul Bass était un maître pour trouver des idées originales, celui qu'il réalisa pour Seconds est peut-être le plus psychédélique qu'il n'ait jamais fait! Ainsi, d'emblée, le style du film proposé rompt radicalement avec le cinéma hollywoodien classique, que ce soit à l'image ou pour la bande son. Il plonge le spectateur dans un univers hallucinatoire déformant la réalité, qu'elle soit visuelle ou sonore. En ce sens, le style de ce générique préfigure le reste du film puisque le spectateur s'interroge sur ce qui se cache derrière ces images réalistes et pourtant déformant l'intégrité des visages filmés dans des angles complètement novateurs.
Son expérience de la télévision, il a fait environ 120 films pour diverses chaînes américaines, permet à Frankenheimer de trouver et de comprendre comment saisir le spectateur dans des espaces très réduits, dans des focales privilégiant le gros plan. En fixant une caméra sur le personnage filmé, le spectateur a cette impression étrange d'être avec celui-ci. Le visage est légèrement déformé parfois, conférant une angoisse supplémentaire. Chaque gros plan exagère volontairement les gouttes d'eau qui ruissellent sur la face d'Arthur, un banquier quinquagénaire. Aucuns grands espaces, tout est confiné dans des pièces de maison ou d'appartement, dans un abattoir, dans des bureaux, dans les couloirs du métro. Les quelques rares moments où les personnages se trouvent vraiment à l'extérieur sont ramenés rapidement à des plans serrés réduisant cet espace de liberté: à la plage ou dans une campagne improbable dans laquelle est célébrée une bacchanale orgiaque à souhait.
L'expérience de la télévision se ressent aussi par les références que le spectateur ne manquera pas d'identifier. Les séries télévisées La quatrième dimension ("The twilight zone") voire Alfred Hitchcock raconte sont autant d'inspiration qui sautent aux yeux pour le film de Frankenheimer. Même mystère, mêmes personnages étranges, mêmes secrets que l'on a hâte de connaître. Comme les deux séries mentionnées plus haut, le spectateur comprend que ce qui arrive à Arthur pourrait bien le renvoyer à lui-même. Et rapidement, c'est La quatrième dimension qui s'impose en ce sens que cette série renvoyait à notre perception du monde occidental, à une réflexion sur la place des individus dans la société.
La réflexion qui est posée dans le film est assez simple: vit-on la vie que l'on souhaite vraiment? Est-on heureux dans la vie et peut-on en changer? Et pour faire encore plus simple, est-on libre de changer de vie?
Le film de ce point de vue est d'une richesse assez vertigineuse. Parce qu'il prend le temps de développer ses idées quand les séries citées précédemment ne durait que 51 ou 25 minutes. Au conformisme bourgeois de la vie d'Arthur, pavillon dans une banlieue chic de New York, mobilier confortable, villégiature en bateau, répond un autre mode de vie, reposant sur l'abolition des règles conservatrices. L'excès, le vin, l'ivresse se substituent à la modération bourgeoise. C'est le modèle de la société de consommation et surtout de propriété qui est soudain dénoncé, modèle qui empêcherait l'épanouissement des corps et des esprits, qui engoncerait chaque individu dans des codes à respecter mais qui ne lui permettrait pas d'être libre et donc d'être heureux.
Arthur est donc invité à changer de vie parce que sa vie n'est pas si heureuse que cela. Et il ne faut pas longtemps pour le convaincre. En changeant de vie, il changera de nom. Il sera désormais Antiochus. Il était marié avec une fille? Il sera désormais célibataire, sans parents, sans frère ni sœur. Sans aucune attache familiale, il rompt avec le modèle américain de la famille modèle classique. Le bonheur individuel avant tout, le choix de faire ce qu'on a toujours rêvé de faire. Loin des carcans de la société dans laquelle évoluait Arthur, Antiochus se "réincarnera" en être désormais affranchi de toute contrainte sociale pour ne faire et n'être que ce qui lui plaît. Mais Antiochus est-il désormais plus libre que ne l'était Arthur?
Cette déconstruction de l'image et du son, cette réflexion sur la liberté face au conformisme correspond à ces mouvements intellectuels que les Américains désignaient sous le terme de French theory. S'ajoute également l'idée que la science serait capable de tout, jusqu'à même changer physiquement l'identité de n'importe qui. N'étant pas spécialiste de philosophie, je laisse aux "vrais" philosophes le plaisir de développer cette interprétation et d'en donner d'autres éléments explicatifs en commentaires.


ATTENTION: CE POINT RÉVÈLE DES INFORMATIONS IMPORTANTES SUR LE FILM !!!

2. Des individus sous contrôle
Le traitement du film s'inscrit parfaitement dans le sujet de fond que souhaitait Frankenheimer. Le bonheur de l'individu passe-t-il par la possession, par le confort bourgeois que la société occidentale promeut comme idéal. À ce titre, la vie de Arthur est un modèle de confort mais d'absence de réel bonheur. Une séquence dans la chambre conjugale laisse à penser que cette vie bourgeoise s'oppose à ce à quoi la jeunesse aspire désormais. S'ils ne font pas chambre à part, les deux époux font lit à part. Leur baiser est absolument dénué de passion, presque mécanique, "conventionnel" car c'est ainsi qu'on doit montrer son amour. Mais aucun plaisir n'émane de ce geste supposé montrer de l'affection.
Le décor de la maison est également celui d'une maison témoin. Une résidence musée de laquelle aucune vie ne semble surgir. Les souvenirs sont fossilisés. Et quand Charlie appelle Arthur alors qu'il est supposé mort, c'est Charlie qui rappelle ce que signifie l'inscription sous une coupe. Arthur l'avait oublié.
Les seuls plaisirs de Arthur sont matériels. Et son hobby est une combinaison de la consommation et de la liberté. Il fait du bateau pendant les vacances. Ce plaisir témoigne à la fois de ses revenus, il possède un bateau, et de son aspiration à la liberté. Mais sa vie familiale ne lui procure finalement qu'un plaisir de façade, conforme à ce que la société attend d'un directeur de banque.

Quand Charlie supposé être mort le met en relation avec une société mystérieuse, Arthur se fait finalement rapidement convaincre d'accepter cette offre surréaliste: mourir pour changer d'identité. Mourir pour devenir ce qu'il aurait toujours aimé devenir. Un peintre. Moyennant 30 000 $, Arthur va disparaître de la vie de sa famille tout en leur laissant un avenir matériel confortable. Quant à lui, il va changer d'apparence, de lieu de vie, de métier. Cette mutation est possible par la chirurgie qui le transformera d'un quinquagénaire bedonnant et sans relief en bel homme, d'un cadre de la
banque en un artiste reconnu. Le paradoxe est que toute cette transformation n'est pas la volonté initiale de Arthur. Ensuite, sa vie sous contrôle de "la" société, anonyme et de fait passe désormais sous contrôle d' "Une" société, tout aussi anonyme mais finalement beaucoup plus intrusive encore dans la vie de Arthur, s'appelant désormais Antiochus.
La nouvelle vie d'Antiochus n'est qu'une parodie de liberté retrouvée. Il est désormais artiste mais ses diplômes, réels, n'existent que parce que la société semble être capable de tout contrôler, jusqu'aux écoles et universités du pays. Il vit désormais sur la côte Pacifique mais dans un univers tout aussi bourgeois qu'avant. Tout ce qui lui est demandé est finalement d'oublier son ancienne vie. Et pour se faire, on lui envoie une femme censée être rencontrée au hasard. Nora.

Une séquence de viol

Pour que Antiochus (Tony) s'abandonne définitivement, Nora l'emmène dans une fête orgiaque dans laquelle les participants jouent de la musique, se dénudent et écrasent le raisin tous ensemble. Nora force littéralement Tony à la rejoindre, elle et les autres, dans le pressoir. Il est déshabillé de force, jeté dans le pressoir dans lequel il est couvert de raisin malgré son refus. Séquence oppressante, stressante pour lui comme pour le spectateur. Nora l'embrasse, se serre contre lui. Son physique est jeune mais il a encore ses comportements de bourgeois banquier, coincé dans sa culture conservatrice et pudibonde. Véritable viol de sa personnalité, cette séquence renvoie à la liberté qu'apportait le mouvement hippie, à cet égalitarisme que la nudité permettait, à l'abolition des contraintes judéo-chrétiennes sur les plaisirs. En ce sens, le film semble emmener Tony dans une phase de découverte d'une nouvelle vie, de plaisirs plus simples. En réalité, son acceptation est contrainte, et le plaisir qu'il en tire est davantage une forme de soumission. Ne pouvant résister, il ne peut plus pour survivre qu'essayer d'en trouver le plaisir. Et ce plaisir serait bien le témoin de son rejet définitif de sa vie passée.

Pourtant, si Tony se plaît avec Nora, il ne s'est pas totalement défait de sa vie d'antan. Ce que lui a apporté la société, c'est une nouvelle vie. Mais il lui manque le pourquoi sa première avait raté, ou plutôt pourquoi il ne lui avait pas été difficile d'accepter d'en changer. En retournant chez Arthur, il découvre que sa femme ne voyait plus en lui qu'un être absorbé par son travail et plus par la vie de famille. Un être vivant par ce qu'il possédait. En un sens, cela aurait dû le conforter dans son choix d'avoir changé de vie. Et lorsqu'il organise une soirée avec différents voisins et amis de Nora, il s'enivre jusqu'à révéler quelques éléments de son ancienne vie. Or les invités sont comme lui, des personnes ayant changé de vie et qui voit en Tony une menace pour leur vie parallèle. Le film passe alors progressivement du fantastique au film d'horreur. Mais cette horreur n'est pas liée à de la violence physique mais psychologique. Violence que le spectateur perçoit de plus en plus. Tony n'est en fait pas plus libre sous sa nouvelle identité qu'avant. S'il vivait sous le contrôle de la société américaine quand il était Arthur, il vit désormais sous le contrôle entier de LA société qui lui a construit cette vie factice dans laquelle tous les personnages qu'il rencontre sont comme lui.
De fait, Frankenheimer continue de filmer Tony comme il filmait Arthur. En plan serré. Comme si son libre arbitre n'existait jamais. Et ceux qui vivent désormais autour de lui ne sont que des personnes soumises également à cette société mystérieuse qui contrôle leur vie.

La liberté de choix impossible

Quand Tony veut changer à nouveau d'identité, il réalise qu'il n'est pas le seul dans ce cas. Il demande au patron si bienveillant la première fois de pouvoir désormais être libre de ses gestes, de sa vie. Qu'il ne veut pas le luxe qui accompagnait l'existence de Tony. Mais cela constitue un danger pour cette entreprise qui n'est pas une entreprise philanthropique. La mort de Tony est inéluctable et sert alors l'activité de l'entreprise qui régénère les vivants souhaitant changer de vie. La parabole est terrible. Frankenheimer ne propose aucune possibilité au bonheur d'exister dans quelque société humaine qui soit. Les êtres humains civilisés ont perdu le sens de la vie en commun. La femme d'Arthur déclarait alors à Tony (donc Arthur qu'elle croit mort) que son mari était déjà mort socialement depuis bien avant sa mort officielle. S'échapper de cette vie par le biais d'une entreprise fonctionnant et reproduisant les mêmes principes que la société dans laquelle on s'est fourvoyé est donc une hérésie pour le réalisateur. 


Cette vision très pessimiste de la société occidentale fut un choc en 1966 à la sortie du film parce qu'aucun modèle n'était épargné. Celui de l'American way of life pas plus que celui des hippies, sorte de nouvelle société imposant ses valeurs, ses codes que l'on doit totalement accepter pour intégrer cette communauté. Point de liberté individuelle possible au sein d'une société régie par des règles qui mettent les êtres en situation d'obéissance ou d'acceptation aveugle. Et toute rébellion est illusoire. 
Bien avant d'autres, ce film critiquait donc cette société occidentale reposant sur le tout consommation, sur l'avoir et le paraître plutôt que sur l'être. La Liberté n'est qu'un leurre parce qu'elle est encadrée par des institutions qui chloroforment les individus. Plus tard, le nouvel Hollywood allait reprendre ces critiques. Bien sûr Easy rider ou Zabriskie point. Mais 1966 correspondait à une période de foi totale dans ce bonheur qu'apportait le capitalisme. La guerre du Vietnam n'était pas encore ce désastre qui allait mettre à mal la puissance et le modèle américain. Au festival de Cannes où Seconds était présenté, la critique fut assassine. Et le jury préféra primer Un homme et une femme de Claude Lelouch. Forcément, chabadabada rassurait davantage que la musique angoissante et expérimentale Goldsmith. 

À bientôt
Lionel Lacour

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