dimanche 29 décembre 2013

Voyage au bout de l'enfer: chef d'œuvre de l'Amérique post Vietnam

Bonjour à tous

en 1978, le jeune cinéaste Michael Cimino réalisait un des plus grands films sur la guerre du Vietnam, un des plus grands films tout court de l'Histoire du Cinéma. À l'occasion de la présentation de sa version restaurée à l'Institut Lumière, Michael Cimino avait précisé les conditions d'écriture du scénario et celles du tournage. Le film mériterait en soi un documentaire à ce sujet tant les anecdotes sont nombreuses et à la hauteur du film. Mais s'il est des œuvres parfois plus intéressantes dans le déroulé de leur création que le résultat lui-même, la merveille que constitue le deuxième film du cinéaste est en fait encore sublimée par ces différentes explications de tournage et de fabrication. Il faut dire que le film est en soi une des œuvres les plus abouties que le cinéma ait proposé aux spectateurs. Si certains préfèrent la vision de Coppola sur la guerre du Vietnam dans Apocalypse now réalisé en 1979, celle réalisée par Cimino est de loin ma préférée, pour des raisons autant esthétiques que sur le récit et sur ce que le film dit des Etats-Unis et de son peuple.

La puissance de Voyage au bout de l'enfer que certains considèrent comme un des meilleurs films de l'Histoire du cinéma réside cependant dans un autre aspect. S'il est un des premiers films à relater la guerre du Vietnam après le départ définitif en 1975 des troupes américaines, la force du récit, comme il a été vu plus haut, fait qu'il ne s'agit justement pas d'un film de guerre, ni même d'un film de traumatisme de guerre. Ou du moins, pas seulement. Et pour permettre de dépasser le simple film de genre, Cimino a eu recours à un triptyque particulièrement spectaculaire et audacieux centré autour de la question de l'intervention américaine au Vietnam.









1. L'Amérique profonde

Le premier volet du triptyque est un long préambule se situant avant le départ pour la guerre de jeunes Américains vivant dans une région sidérurgique de l'Est du pays et issus d'une communauté orthodoxe ukrainienne. La question de la guerre est en arrière plan. Cimino en profite pour raconter une histoire d'une communauté homogène, marquée par des pratiques culturelles mêlant traditions orthodoxes et européennes avec des comportements américains classiques et semblables à tous ceux vivant dans ce territoire! En plaçant l'action d'abord dans une communauté à l'origine européenne bien marquée, Cimino rappelle de fait les origines cosmopolites de son pays, lui dont le nom de famille ne sonne pas particulièrement WASP (White Anglo Saxon Protestant). Il insiste aussi sur le communautarisme de ces populations, pratiquant une certaine forme d'endogamie communautaire.
Le réalisateur décrit alors une petite ville tournée vers une monoactivité industrielle, la sidérurgie, participant à la constitution de solidarités fortes entres ceux travaillant dans l'usine ou vivant de par elle. Des grandes séquences laissent le spectateur subjugué par l'intensité des couleurs chaudes laissant transparaître les impressions de chaleur et de suffocation que subissent les ouvriers.
La vie communautaire qui se dégage de ces différentes séquences est complétée par des moments annexes de relations amicales, concentrées dans des lieux de divertissement collectif, notamment le bar.
Mais c'est surtout la question religieuse qui prévaut et qui sert de ciment à toute cette communauté, au-delà même à celui que représente le monde de l'usine. En effet, Cimino va suivre pendant près d'une heure tous les participants à une noce orthodoxe, s'attachant à des détails les plus subtiles pour retranscrire tous les éléments protocolaires ou liturgiques imposés tant aux époux qu'aux témoins ou autres invités. Loin d'être ennuyé par cette séquence, le spectateur est pleinement plongé dans ce moment, lui permettant de découvrir chaque geste impliquant les membres de la communauté. De fait, la réalisation fait de ce moment à la fois intime et collectif une séquence monumentale, dont la narration ressemble à celle d'un documentaire. Pas d'objectif particulier que celui connu de tous pour un mariage. Le déroulé suit son propre rythme, la caméra s'attachant aux différents personnages sans que la guerre ne soit envisagée autrement encore que par le fait que le jeune marié, Steven, incarné par John Savage, et deux de ses amis ne doivent partir pour le Vietnam quelques jours après. Seuls quelques traces de ce futur proche jalonnent le récit. Une banderole en l'honneur des futurs mobilisés domine le mur de la salle des fêtes. Des soldats en permission viennent boire un verre. C'est enfin cette goutte de vin coulant sur la tenue immaculée des mariés qui symbolise déjà ce qui arrivera à Steven plus tard, un mariage marqué par le sang qui coule.
À l'issue de cette séquence digne de celle du bal de Visconti dans Le guépard, les personnages principaux se retrouvent alors dès le lendemain pour une partie de chasse pour laquelle Michael, joué par Robert de Niro, trouve un temps à la fois d'évasion et de ressourcement avant que de partir à la guerre, avec Steven et Nick, joué par Christopher Walken. C'est cette séquence qui donne d'ailleurs le titre original au film, The deer hunter ("Le chasseur de daim"). La séquence se termine en pleine montagne.

2. Une guerre du Vietnam comme un traumatisme insupportable
Le deuxième volet commence alors. Par une ellipse brutale. Plongé dans l'enfer du Vietnam, le spectateur identifie Michael en soldat, tenue de camouflage, couché dans un village. Les scènes qui suivent sont strictement désordonnées, brouillonnent dans la narration, efficace dans le ressenti du spectateur. C'est un conflit incompréhensible dans lequel les soldats américains sont impliqués, d'une violence et d'une sauvagerie inouïe. Des Vietnamiens massacrent d'autres Vietnamiens. Michael, Nick et Steven sont faits prisonniers par des Vietcongs et gardés tels des animaux avec d'autres prisonniers dans des cages de bambou plongées dans les eaux d'un fleuve. La séquence semble interminable et est ponctuée par ce qui paraît être ce qui attend les trois amis. En effet, leurs geôliers jouent et parient avec leurs victimes en leur imposant de pratiquer la roulette russe, avec les conséquences évidentes sur ceux perdant à ce jeu. L'humidité de la cage, la présence des rats et le sang dégoulinant sur les prisonniers créent une autre impression d'oppression, différente de celle de l'usine sidérurgique mais finalement similaire dans la volonté de Cimino d'impliquer sensitivement le spectateur.
Étirée, dilatée, la séquence d'horreur se termine par la fuite réussie des amis dans le fleuve pour finalement se conclure dans un hôpital à Saïgon. Michael a réussi à atteindre la ville pour soigner Steven, ayant eu ses jambes brisées lors de l'évasion. Mais cette fuite marque aussi la séparation des trois amis, Nick ayant été éloigné des deux autres pendant leur départ du camp de prisonnier.
L'intérêt cinématographique de cette séquence est évident. D'abord dans la dramaturgie qu'impose Cimino. Ensuite dans la compréhension d'une guerre dont il ne donne pourtant que peu d'informations concrètes. Il ne s'agit pas ici de relater un fait de guerre connu ou imaginaire. Pas de conclusion ou de vengeance contre les autres Vietcongs ayant fait souffrir les trois amis. Par cette ellipse brutale conduisant de la montagne américaine au cœur du Vietnam, Cimino évite toute possibilité de donner un sens à cette guerre qui n'en a pas. Les Américains ont investi le Vietnam sur place comme une sorte d'excroissance des Etats-Unis sans que pour autant les Vietnamiens n'aient disparu. C'est ainsi que les séquences se déroulant à Saïgon sont des moments de superpositions des plans, comme si chacun d'entre eux correspondait à une histoire différente des autres. Si l'hôpital est une fourmilière américaine, les plans dans la ville sont au contraire des moments de mise en scène virtuose de par la composition de l'image, le déplacement de tous les protagonistes, héros du film ou simples figurants, tout en donnant l'idée d'une grande confusion, notamment pour des Américains vivant en parasite sur ce territoire.
Quant aux relations avec les Américains restés au pays, elles sont montrées dès cette fin de séquence comme difficile et, usant d'un subterfuge narratif, laisse penser aux soldats présents au Vietnam, que ceux restés en Amérique vivent leur vie sans vraiment se soucier d'eux. Cette génération de soldats traumatisés est donc présente à l'écran dès ce deuxième temps du film.

3. Retour aux USA: le rêve brisé?
Le troisième volet est enfin constitué de l'ensemble des séquences qui marquent le retour à la vie civile des trois amis. À la différence des deux premiers volets, ces séquences apparaissent plus éclatées. Si le premier montrait une unité identitaire sous la bannière étoilée et par l'appartenance à une communauté ethnique et religieuse homogène, si la deuxième imposait une unité de destin pour les trois personnages principaux, la fin de ce deuxième volet introduisait de fait ce qu'allait devenir ce troisième moment du film. Chaque héros va connaître un sort différent et donc va sortir de la guerre avec des comportements et des traumatismes distincts. Telle l'ellipse entre le premier et le deuxième volet, on retrouve Michael aux USA, prêt à rentrer chez lui. La musique du générique accompagne ce retour, particulièrement mélancolique. C'est un soldat éreinté par ce qu'il a vécu qui est à l'écran et non le héros classique des films de guerre américains. Réalisant qu'il est attendu de manière festive par ses amis, il préfère que son taxi poursuive sa course vers un hôtel pour ne pas croiser le regard de ceux qui pourraient lui demander des nouvelles ou de raconter sa guerre. Cimino décrit un homme qui, déjà introverti, semble plus seul que jamais, se recroquevillant physiquement sur lui-même. Et ce n'est pas son véritable retour qui changera les choses. En effet, si tout le monde semble heureux de le retrouver vivant, Michael se sent plus étranger que jamais face à des personnes qui ne perçoivent pas ce qu'il a vécu. Même Linda, incroyablement interprétée par Meryl Streep, ne trouve pas en lui l'homme qu'elle croyait, rongé qu'il est par un traumatisme profond dont nous n'avons vu, nous spectateur, qu'une infime partie. Pour Steven, le jeune marié, c'est un autre retour que nous comprenons par étape. Son traumatisme physique est évident mais n'est rien au regard des conséquences psychiques. Ses blessures de guerre l'ont conduit à être amputé des jambes et à ne plus se considérer comme un mari digne d'être aimé. Et il faut la ténacité de Michael pour le ramener parmi les vivants, les vrais, loin des victimes de guerre ghettoïsées dans des hôpitaux ou centre militaires que l'on isole du regard des citoyens américains. Reste Nick que le spectateur a vu à Saïgon en apparente bonne santé. Il faut alors encore l'énergie de Michael pour retourner au Vietnam le retrouver. Cimino filme encore un autre traumatisme, une sorte de reproduction à l'infini de la séance de roulette russe subie par les trois héros et dont Nick n'a pas réussi à supporter finalement la conclusion. Lui s'en est sorti mais pas d'autres. Une sorte de culpabilité de sa survie combinée à la vacuité de sa vie, de celle de la raison pour laquelle les jeunes Américains ont été envoyés mourir si loin de chez eux. L'impression que son âme est morte dans ce pays et que personne ne l'attend plus chez lui.Quand Michael retrouve Nick, il n'est plus qu'un zombie jouant sans aucune émotion à ce jeu mortel.
Cette séquence centrale de la roulette russe l'est donc  à plus d'un titre. Elle est la césure entre le temps civil d'avant et celui d'après. Elle est la révélatrice des caractères des hommes, ceux des trois héros. Elle est le traumatisme ultime, symbole de ce qu'a été leur vie pendant la guerre, suspendue à la chance, comme dans la roulette russe. Elle est encore au cœur de la colère de Michael quand lors d'une partie de chasse organisée après son retour un de ses amis joue à menacer un autre de son revolver. Michael lui saisit alors l'arme à feu et la pointe sur la tempe, lui signifiant de manière véhémente la peur de ce que représente le fait de ne voir sa vie ne tenir qu'au hasard.
Car ce qui caractérise cette dernière partie est bien l'intrusion définitive de la question vietnamienne dans le cœur des Américains et des Etats-Unis. Les images d'Américains fuyant la capitale vietnamienne sont d'une efficacité redoutable et coïncident au retour de Michael pour chercher Nick. Cimino reproduit ici  à l'écran cette sorte d'incapacité américaine à se sortir du bourbier vietnamien dont Nick, et indirectement Michael sont les illustrations. Ces images de fuite de civils américains sont d'ailleurs peut-être tout autant traumatisantes pour les spectateurs américains qu'elles sont celles qu'ils ont vu à la télévision trois ans avant la sortie de film. Elles constituaient, au-delà des morts et des barbaries subies ou perpétrées par les boys américains que les photographes montraient notamment dans la revue Life, la preuve de la fin de la suprématie américaine dans le monde, et donc sa perte de prestige, retransmis sur les chaînes de télévision du monde entier!


Conclusion: un film polaroïd des USA des années 1970
Le génie de Cimino est donc bien d'avoir su saisir toute la complexité d'une société américaine au travers l'histoire de trois individus d'une communauté ayant pris de plein fouet la réalité de la chute des Etats Unis de leur piédestal. Mêlant histoire sociale à une Histoire plus politique, sans que n'apparaisse pour autant aucune trace idéologique de l'implication américaine au Vietnam, Cimino a proposé plusieurs clichés instantanés de ce en quoi les Américains ont pu se projeter dans le film. Et la séquence de fin est à ce titre assez symptomatique, quoi que particulièrement troublante pour les Européens, qui plus est des Français si prompts à dénoncer l'hégémonie américaine. En effet, après avoir filmé tous ces malheurs qui ont frappé la communauté de la ville et les différents personnages principaux du film, encore traumatisés et pour longtemps, ceux-ci entonnent alors un chant aux paroles ne remettant en rien en cause leur pays et encore moins le fondement de leur citoyenneté: "God bless America" chante Linda puis tous les autres. Le film témoigne certes du profond traumatisme que la population américaine a subi lors de cette guerre, traumatisme de confiance en soi et dans la puissance de leur patrie mais Voyage au bout de l'enfer n'est pas une critique des Etats-Unis comme idéal, loin de là. Son épilogue montre aussi à quel point ses habitants ont la foi dans le fait de vivre dans un pays qui les protège malgré tout dans leurs frontières, et cette ultime prière en est la preuve irréfutable.

À bientôt
Lionel Lacour 

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