lundi 12 septembre 2016

Lumière 2016: Drôle de drame: une comédie pas si légère que ça


Bonjour à tous,

Le Festival Lumière fait la part belle cette année au cinéaste français Marcel Carné, en projetant notamment le dimanche 16 octobre 2016 à 11h15 dans la salle 2 de l'Institut Lumière le film qui l'avait révélé en octobre 1937, Drôle de drame, plaçant l'action comme celle du livre d'où est tiré le film, dans l'Angleterre victorienne.
Le jeune réalisateur avait rassemblé une somme de talents vertigineux pour cette comédie loufoque immortalisée par le fameux dialogue entre le Docteur et l'évêque: "Bizarre, vous avez dit bizarre". En effet, le film affiche une distribution de premier choix: Michel Simon, Louis Jouvet, Françoise Rosay sans compter des petits nouveaux qui allaient faire du bruit ensuite: Jean-Louis Barrault et Jean-Pierre Aumont, le tout
animé par la grâce d'un scénario et de dialogues de Jacques Prévert, qui avait déjà collaboré avec Carné pour son précédent film Jenny. Bizarre, tout est bizarre dans le film.

Bizarre Bizarre, j'ai dit Bizarre

Françoise Rosay (Margareth Molyneux)
face à son mari botaniste (Michel Simon) 
1. Un film poétique et surréaliste
Au fur et à mesure que le film se déroule, le spectateur assiste à une succession d'incongruité de situations qui  donnent au film une tonalité particulièrement coupée d'un possible réalisme. Quand William interrompt une conférence contre les romans policiers, il s'accuse lui-même de crimes, reconnaît être poursuivi par la police et désigne même les policiers dans la salle déguisés en femme portant moustaches! Cette séquence ubuesque   n'est que le début d'une suite nombreuse d'autres séquences où tout est gentiment bizarre, de la vieille dame qui ne cesse de chercher Canada, son petit chien mort pourtant depuis 5 ans au docteur Molyneux qui enivre ses mimosas et que l'on voit même tituber à l'écran!
Ces séquences proposent de fait des visions surréalistes qui, assemblées et montées ensemble donnent un univers cohérent et intelligible, comme lorsque les domestiques décident de ne pas obéir à leur patronne puis de démissionner, renversant l'ordre classique des choses!


2. Du théâtre au cinéma
Le dispositif du film fonctionne de fait parce que tout se passe finalement dans très peu de lieux, une église en début de film, la demeure des Molyneux, un hôtel et enfin la rue à l'importance grandissante. Ce quasi huis clos laisse penser à un dispositif théâtral avec des décors limités permettant des entrées et des sorties répétées. Et de fait, c'est bien ce que nous voyons à l'écran, avec des claquements de portes, des entrées fracassantes, des sorties qui ne le sont pas moins, des rebondissements à chacune des entrées et des montées de tensions à chacune des sorties. Le talent des acteurs convoqués pour ce film s'ajoute à ce plaisir de théâtre filmé. Jouvet en évêque anglican en fait énormément et que dire de Jean-Louis Barrault qui interprète de manière extravagante un assassin qui s'assume mais également l'amoureux transi, jouant avec son corps comme seuls les comédiens de théâtre n'osent le faire. Cet excès d'expressivité souvent pénible au cinéma trouve pourtant ici une pertinence tout entière parce que justement, le film n'est pas du théâtre filmé. Carné donne l'illusion de ce théâtre par les codes utilisés sur scène. Pourtant, dès la première séquence, le spectateur comprend bien que le spectacle auquel il assiste est du cinéma.Ainsi, Jouvet s'adresse dans une conférence à un public qu'il dit nombreux quand un lent travelling arrière nous découvre un auditoire clairsemé, qui plus est, composé  des policiers venus arrêter William!

Carné joue avec le regard du spectateur. Ainsi quand Billy livre le lait, rien ne nous semble plus normal pour cette époque de la fin du XIXème siècle. Pourtant, quand la maîtresse de maison lui fait comprendre que sa présence régulière et plusieurs fois par jour nuit au travail des employés domestiques, Carné semble nous révéler la douce folie de ce livreur avec des plans signalant l'accumulation des bouteilles de lait partout dans l'office. Or Carné ne l'a jamais caché à l'écran. Dès l'arrivée de Billy, nous pouvons observer ça et là les bouteilles de lait partout dans la pièce. Pourtant nous ne les voyons pas parce que nous ne les regardons pas. Carné réussit à nous détourner de ces détails pourtant largement visible pour ce que nous croyons être important alors même que l'important dans la séquence est justement cette accumulation du lait qui nous en dit plus long que les discours de Billy!
Le film regorge donc de petites trouvailles de mise en scène, recourant également au classique plongée - contre plongée, rendant le personnage de l'évêque tantôt dominateur et suffisant, tantôt dominé et penaud. Se jouant des lieux et du temps, utilisant l'ellipse pour faire avancer son récit, Carné donne un rythme extrêmement rapide à son film, filmant les personnages que Prévert ajoute à l'histoire et dont le rôle n'est parfois que fonctionnel, avec une efficacité redoutable et toujours très drôle. Car tout est drôle dans le film, y compris quand William explique qu'il est spécialisé dans l'assassinat des bouchers!


3. Des personnages multiples
La force du film réside dans l'écriture de Prévert pour chacun des personnages mais aussi dans la manière dont Carné les filme. Tous les personnages jouent un moment ou un autre un autre rôle que celui qui est censé être le leur. Molyneux est censé être botaniste mais il est un auteur à succès que personne ne connaît. L'évêque semble être d'une moralité au-dessus de tout soupçon mais s'avère être parfois un polisson. Sa manière de se vêtir en écossais pour éviter que la vérité n'éclate au grand jour lui donne également une autre personnalité! La servante des Molyneux, Eva, a eu manifestement une vie aux mœurs légères que l'évêque a compris, nous révélant alors aussi sa double vie! Même William a une double personnalité, aimable et aimant et en même temps capable d'être un assassin sans scrupule.
Margareth Molyneux quant à elle passe d'un rôle à l'autre, de la femme à la cuisinière de l'ombre puis à la maîtresse d'un jeune homme pour devenir la veuve, rôle qu'elle interprète d'ailleurs à merveille.
En fait, il n'y a que quand Margareth veut se faire passer pour Margareth qu'elle a du mal à se faire reconnaître, comme si sa personnalité lui avait échappé. La duplicité des individus est d'ailleurs telle qu'il suffit d'un artifice ridicule pour se faire accepter comme autre de ce qu'ils sont. Margareth était déclarée morte et personne ne veut la croire vivante, même quand on la voit! Pour son mari, il suffit qu'il mette une barbe postiche pour qu'il devienne Félix Chapel, reconnu comme tel alors même que personne n'avait vu ce Chapel et que ceux qui connaissait Molyneux ne l'identifient pas sous sa barbe!
Cette double personnalité s'observe également pour la foule composée d'individus qui peuvent être les plus éduqués quand ils se comportent en individus mais qui perdent tout sens critique et libre-arbitre quand ils forment une masse.
Seul Billy a une constance dans le film. Amoureux du début à la fin d'Eva qu'il rencontre chaque fois qu'il apporte du lait chez les Molyneux, jamais il ne joue une autre rôle. Au contraire, son romantisme, son goût pour les histoires ne le détourne pas de ce qu'il est. Mais ce sont les autres qui utilisent ses histoires pour leur propre intérêt. Eva raconte les histoires à Molyneux qui les écrit sous le nom de Chapel et en tire la gloire. Billy est le pur de l'histoire.

4. Du mensonge à la rumeur
C'est bien la pureté des émotions et des sentiments qui fait tourner l'histoire au drame, au drôle de drame. Par un double mensonge, Molyneux entraîne l'évêque son cousin à imaginer qu'il a tué sa femme, Molyneux ne se révélant pas être Chapel, Margareth refusant de révéler le départ de sa cuisinière! Ce point de départ anodin entraînera alors un enchaînement de mensonges rendant le retour à la vérité de plus en plus impossible. Par sa médiatisation, ce fait divers qui n'en est de fait pas un va alors provoquer un sentiment, une opinion publique qui ne se fonde que sur des informations forcément parcellaires et sensationnelles. Etonnamment, c'est dans ce processus que le film plonge alors dans le plus surréaliste et en même temps dans ce que tous les spectateurs reconnaissent comme étant une réalité: le principe de la rumeur est à la fois surréaliste quand elle est confrontée au réel et elle est ce qui est le plus réel dans le quotidien médiatique. Et c'est ce qui donne toute sa modernité au film! Les unes des journaux révélant ce que les spectateurs savent être non des erreurs mais des mensonges permet de comprendre comment une réputation peut être entachée par le rouleau compresseur que représente la presse qui cherche à informer coûte que coûte une opinion publique qui veut justement se forger une opinion. Or celle-ci ne peut se satisfaire de choses banales une fois l'affaire révélée. Prévert l'a bien écrit, Carné le montre fort justement. La foule ne peut se satisfaire de la vérité qui sera donnée par le policier de Scotland Yard, montrant que contrairement aux informations des journaux, Margareth est bien vivante. Calmée un instant, la foule doit alors s'inventer une autre vérité, c'est-à-dire en fait un autre mystère, et donc une autre rumeur qui ne pourra plus s'arrêter tant qu'il n'y aura pas un coupable désigné. William se sacrifiera pour être la victime expiatoire mettant fin à la rumeur.


Tout est dans la bande annonce!
Le film se finit alors dans une joyeuse mascarade avec un faux happy end. William est arrêté pour un crime qu'il n'a pas commis alors qu'il n'était pas arrêté pour ses vrais crimes. La vérité sur Chapel - Molyneux n'a pas été révélée. Celle sur les amours polissonnes de l'évêque ont été jetées en pâture à la foule. Personne ne sort véritablement vainqueur de l'histoire, et sûrement pas la vérité. Seul l'amour entre Eva et Billy peut avoir une chance d'exister désormais. En plein front populaire, Prévert et Carné ne sont tendres avec personne. Pas avec les bourgeois qui ne se satisfont que de leur image et de vivre dans le confort; pas les détenteurs de la morale comme l'évêque qui imposent aux autres ce qu'ils ne savent pas s'imposer à eux, pas la police qui se satisfait d'un aveu sans preuve et qui a l'avantage de résoudre une affaire, et même pas le peuple qui en masse n'est animé que de pulsion finalement autoritaires. Ce n'est pas le premier film à étriller cette vision angélique que la victoire du Front populaire avait fait naître, celle d'une vérité, d'une pureté populaire. Duvivier dans La belle équipe et même dans L'homme du jour n'avait pas manqué de tempérer cet élan romantique. Renoir qui avait magnifié l'idéal du collectif dans Le crime de Monsieur Lange n'allait pas tarder à être plus critique vis-à-vis de la réalité de la sagesse et bienveillance populaire dans La règle du jeu en 1939 où personne n'était non plus épargné. Carné lui-même reprendra ce thème d'une foule pouvant être animée par des haines et des passions néfastes dans Le jour se lève. Et si Billy et Eva ont toutes les chances de pouvoir s'aimer, l'amoureux que jouait Gabin dans ce film n'allait pas avoir d'autres solutions que de mourir. Et avec lui, les illusions des spectateurs peut-être, de Carné sûrement.


Drôle de drame, M. Carné, 1937
Dimanche 16 octobre 2016 - 11h15 Institut Lumière Salle 2
réservations en ligne: FESTIVAL LUMIÈRE - BILLETTERIE

A bientôt
Lionel Lacour

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